Frère Ubertin de Casale défend l'observance régulière au Concile de Vienne (1309-1312)
Source: Callaey 1911, pp. 148-153.
C’est par la pauvreté qu’il commence. On remarquera avec quelle subtilité il distingue ses différentes notes caractéristiques.
La pauvreté, dit-il, doit être expropriatrice, car elle prive les frères de toute possession directe ou indirecte. Or, grâce à des privilèges accordés par des pontifes qui ignoraient qu’ils étaient contraires à la règle, les frères se fournissent de ce qui bon leur semble par l’entremise des procureurs. Ils font des quêtes abondantes, construisent des églises splendides, accaparent les services funèbres des riches et les exécutions testamentaires, et ne craignent même pas de s’immiscer dans les procès d’argent. Ils ont horreur du dénuement, portent autant qu’ils le peuvent des habits d’étoffe fine et précieuse, font bonne chère et traitent d’étroits sectaires les religieux qui portent des habits rapiécés. Ils vont à cheval sans souci du précepte qui le défend.
La pauvreté comporte la mendicité; mais afin de ne pas devoir y recourir, certains couvents ont celliers et greniers, où l’on amasse des provisions abondantes. D’autres ont acquis des legs perpétuels, ou perçoivent sans scrupule les revenus des propriétés à leur usage. Les frères s’excusent, en disant que leurs biens sont aux mains des procureurs pontificaux. Mais ce n’est là qu’un prétexte pour couvrir leurs transgressions. Loin de conseiller aux novices de distribuer leurs biens aux pauvres en entrant dans l’ordre, on leur persuade de s’assurer un pécule, que des dépositaires leur remettront après leur profession. En Ombrie surtout, dans la province de Saint-François, on ne se préoccupe que d’acquérir de l’argent. Des frères parcourent les villes et les campagnes, demandant l’aumône en espèces sonnantes, qu’ils font porter par un laïque qui les accompagne. Ceux qui refusent de faire ainsi la collecte sont gravement punis : à preuve la persécution exercée contre les zélateurs de la Toscane. Tous ces abus scandalisent les clercs et les fidèles, et montrent que l’ordre a perdu confiance en la bonté divine. Les véritables miséreux en pâtissent les premiers, puisqu’ils reçoivent d’autant moins que les frères absorbent davantage.
La pauvreté franciscaine doit être volontaire, continue Ubertin. Or, on ne la supporte qu’à regret. Au lieu d’avoir des vases et des ornements sacrés simples, comme le prescrivent S. François et plusieurs ordonnances, les religieux se font une gloire d’en posséder de précieux.
Il cite deux faits à l’appui : un calice qui a coûté 500 florins, somme recueillie par des dames, un vase d’eau bénite en argent avec goupillon à manche du même métal.
Il y a sans doute des couvents où ces excès ne se présentent pas; mais c’est uniquement parce qu’ils n’en trouvent pas le moyen, remarque-t-il avec tristesse. Bien des frères-mineurs, surtout les prélats, les lecteurs et les prédicateurs, ont un dépôt pécuniaire chez un ami complaisant qui le dépense à leur gré. Allez demander aux taverniers de quelle façon ! Et voyez quel dommage ils causent aux religieux observants. Quand ceux-ci sont en voyage, ils ne trouvent nulle part de quoi manger, parce qu’on croit qu’ils savent payer comme les autres.
Les religieux relâchés allèguent que le pape a la possession directe de leurs biens, alors qu’ils n’en ont que l’usage. Mais sont-ils pauvres pour cela ? Si le saint-siège les leur enlevait, ils n’en seraient pas moins affectés que ceux qui n’ont pas fait voeu de pauvreté, beaucoup plus même, parce qu’ils s’imagineraient mériter moins qu’eux une pareille spoliation.
Nous avons embrassé un état qui nous oblige à la simplicité la plus innocente. Nous devrions par conséquent fuir les études profanes, les paroles curieuses et fausses, ainsi que les discussions subtiles sur des opinions frivoles. Mais les supérieurs ont tant commenté et tant adouci la règle, que l’ordre est tombé dans cette situation déplorable où l’on ne voit plus que mauvais exemples, où l’on n’entend plus que disputes futiles et railleries sur l’Évangile et S. François. Qui persécute avec le plus d’ardeur les spirituels, est promu aux premières dignités. Certains se procurent des livres singuliers, qu’ils ne savent bien souvent pas utiliser, puis les revendent à des confrères plus cher qu’ils ne les ont achetés.
Les charges de prélat et de lecteur sont briguées avec acharnement. Ce sont les lecteurs formés à Paris qui gouvernent à présent l’ordre. Ils s’exemptent de l’office choral avec désinvolture et vivent complètement à leur guise. Quant aux prédicateurs, ils rabaissent la parole de vérité, à tel point que le peuple ne nous connaît d’autres occupations que celle de composer des discours bizarres.
La mortification de la chair est tombée en désuétude en même temps que la pauvreté. Des frères sensuels s’attardent à la rue, visitent fréquemment les femmes dévotes, dînent avec elles et commettent des familiarités damnables. Nous ne cherchons qu’à plaire au monde : dans ce but, nous nous établissons en pleine ville, plutôt que dans les endroits écartés favorables au recueillement.
La paresse, la gourmandise et la liberté avec les femmes sont si grandes, qu’Ubertin s’étonne plus des frères qui restent debout que de ceux qui tombent. Il avoue néanmoins qu’on punit sévèrement les malheureux coupables du péché de la chair.
Mais bien souvent l’affection des supérieurs les épargne, alors que des innocents calomniés sont poursuivis.
Les religieux dissipés, sans amour pour le travail ni la prière, méprisent ceux qui mènent une vie intérieure, et leur reprochent d’être les jouets de fantômes suscités par le démon. Dieu s’est détourné de nous et a établi sa demeure dans le coeur de gens incultes, parfois même mariés.
La charité fraternelle n’existe plus que de nom. En cas de maladie, les frères zélés reçoivent à peine le nécessaire, tandis que les prélats et les lecteurs sont entourés de mille petits soins. Les religieux ne savent se supporter l’un l’autre.
Alter alterutrum suaviter manducabit.
Chacun tâche de se caser dans son couvent préféré, de le pourvoir de legs afin d’y pouvoir vivre dans une douce aisance. Bien des frères passent leur existence à entretenir leurs relations familiales.
Nous devrions donner le bon exemple aux fidèles, mais nous ne parvenons qu’à les scandaliser. Notre décadence a des suites d’autant plus funestes que nous sommes répandus partout. Nous n’avons pas même le courage d’avouer nos écarts; quiconque ose nous les reprocher est traité de destructeur de l’Évangile et de l’Eghse. Les supérieurs affirment carrément que l’usage pauvre, modifié selon les circonstances, n’est pas compris dans la pauvreté apostolique ni dans la règle franciscaine. Certains d’entre eux ont même soutenu qu’il est superstitieux et subversif d’affirmer que nous sommes tenus à l’usage pauvre en vertu de notre voeu. Des frères qui ne voulurent pas renier cette doctrine furent incarcérés et subirent une mort cruelle.
A présent, on apprend aux religieux que la pauvreté consiste dans l’abdication de la propriété et aussi dans l’usage abondant de tous les biens.
A cette opinion outrée, Ubertin oppose la décrétale Exiit qui seminat de Nicolas III, et prouve que les frères sont, bon gré mal gré, propriétaires des biens superflus, puisque le saint-siège n’assume la possession que de ceux dont ils ont besoin.
Or,le superflu abonde chez nous. Voyez les édifices luxueux dans lesquels nous demeurons, les grands jardins dont quantité de fruits sont vendus, les ornements et les vases sacrés, tels que les plus illustres cathédrales et les plus riches abbayes n’en ont pas. Des supérieurs acceptent le grain que des bienfaiteurs leur donnent, mais le revendent ensuite : ils posent là un acte de propriété, car le pape ne se dit propriétaire que de ce dont nous avons l’usage de fait. Il en est de même pour ceux qui reçoivent les étoffes précieuses, les chevaux et les armes des chevaliers défunts aux funérailles de ceux-ci. Tous ces abus transforment les frères en quêteurs insatiables, en marchands cupides et souvent trompeurs.
Certes, bien des religieux vivent dans le relâchement, parce qu’on les y a élevés dès leur jeunesse, d’autres parce qu’ils craignent de troubler la paix dans l’ordre. Car ceux qui s’y opposent le paient cher. Mais il y en a qui proclament le relâchement nécessaire pour l’honneur de Dieu, le salut des âmes et le prestige de l’ordre. Ils méprisent les primitives traditions franciscaines et persécutent ceux qui refusent de les suivre dans leurs désordres. Ils détruiraient volontiers le souvenir et les écrits des premiers frères-mineurs, qui pourraient encore ouvrir les yeux à eux ou à d’autres.
Les franciscains des deux premières catégories sont en partie excusables. Quant à ceux de la dernière, Ubertin pense qu’ils seront supportés patiemment par la grande bonté divine, jusqu’à ce qu’il plaise au Très-Haut de manifester par la bouche du souverain pontife que leurs excès ruinent notre ordre et la règle promise.
En guise de conclusion, le spirituel émet les propositions suivantes :
On ne peut empêcher personne d’observer la règle ni obliger de la transgresser. Qu’on ne nomme que des supérieurs exemplaires. C’est dans la décrétale Exiit (que multum habet involutum latinum) que les laxistes cherchent leur excuse.
L’emploi de l’argent a causé tout le mal.
Si des frères disent ne vouloir ou ne pouvoir suivre la règle, qu’on leur accorde un modus vivendi plus large, afin que leur conduite concorde avec leur profession. Quant aux statuts qui furent institués par le bienheureux François, qu’on les laisse à ceux qui veulent les accomplir sans glose.
J’ose affirmer en toute sécurité, dit-il, qu’il n’y aura de paix dans l’ordre que lorsque le vicaire de Dieu les aura confiés à la lettre à ceux qui désirent les observer.
Il s’excuse, en finissant, des imperfections et des longueurs de sa réponse, et proteste qu’il ne vise à diffamer ni à confondre personne, mais à corriger avec une sincère affection le saint ordre auquel il appartient.