Instruction 11 - Détraction
Source: Jean-François de Reims, Capucin (m. 1660), Le directeur pacifique des consciences
Diverses sorte de détraction
La malice du péché de détraction
Le péché de détraction est un de ceux que Dieu a particulièrement en haine, et toutefois c’est le péché qui est plus communément aujourd’hui en la bouche des chrétiens, lesquels ne font point de difficulté de déchirer par paroles la renommée de leur prochain, qu’ils sont obligés d’aimer et chérir comme leur frère : gens indignes du nom de chrétien, puisqu’ils renversent par leur malice et dureté de coeur la charité fraternelle, que le Dieu de charité, lorsqu’il était en ce monde, nous a tant recommandée : gens semblables aux aspics qui portent le venin en la langue, et qui imitent les animaux immondes, en ce qu’ils se plaisent davantage dans la fange des imperfections du prochain, que dans les roses de ses vertus.
Ce vice combat directement la charité fraternelle ; c’est pourquoi il faut avoir en haine les détractions, et fuir la compagnie des détracteurs, de peur de contracter une habitude de ce péché, et de perdre la bonne opinion que nous avons de notre prochain : car c’est un malheur, que nous sommes fort enclins à croire le mal qu’on dit de lui, d’autant que l’amour propre qui vit toujours en nous, nous fait croire que par la découverte de ses fautes, l’estime qu’on a de notre perfection est plus grande, ce qui fait que par une naturelle inclination nous nous portons à entendre volontiers parler de ses défauts.
Ce que c’est que la détraction
Pour donc commencer à traiter des difficultés sur ce vice, je dis que la détraction est une diffamation injuste de la bonne renommée d’autrui, faite en son absence ; ou bien, détracter, c’est déchirer injustement la bonne renommée du prochain en son absence : de sorte que toutes les paroles qui sont en diminution de sa bonne renommée sont autant de détractions, si elles sont proférées injustement et en son absence.
De la détraction qui se fait en imposant faussement le mal, ou en l’exagérant : et quand elle est péché mortel ou véniel
Ce vice se commet en plusieurs manières.
En imposant un péché faussement à quelqu’un, ce qui est péché mortel, si le péché est notable, et qu’il en reçoive un notable préjudice en son honneur ; péché véniel, s’il est de petite conséquence, et qu’il ne cause pas un dommage notable.
À cette manière de détraction se rapporte celle qui se fait en augmentant ou exagérant le péché d’autrui, laquelle exagération est péché mortel, si l’on y commet quelque mensonge qui lui porte un notable préjudice en sa renommée ; péché véniel si le préjudice est de petite conséquence.
C’est exagérer en parlant de son prochain, quand, l’ayant vu commettre un péché, nous inférons de ce péché particulier à dire qu’il est adonné à un tel vice. Ainsi, si pour avoir vu une fois un homme en colère, nous disons que c’est un homme plein de fougues, adonné à la colère, c’est exagération. Si, pour avoir entendu mentir une personne, nous disons qu’elle est adonnée au mensonge, c’est exagération ; car pour l’avoir vue tomber une fois, on ne peut pas dire pour cela qu’elle y soit adonnée. Pareillement, c’est exagération, quand par nos paroles nous faisons le péché du prochain beaucoup plus grand qu’il n’est en soi. En quoi plusieurs pèchent par une mauvaise habitude, à laquelle ils doivent travailler avec une grande diligence, car c’est une source continuelle de détractions, qui ne sont pas moins dangereuses que les précédentes, quand par l’exagération qu’on fait de quelque péché ou imperfection, on fait paraître la chose tout autrement qu’elle n’est en vérité.
C’est pourquoi si ce qu’on ajoute porte un notable préjudice à la renommée du prochain, l’exagération serait péché mortel ; que si le préjudice n’était pas notable, il n’y aurait que péché véniel.
De celle qui se fait en manifestant un peché secret, quand elle est peché mortel ou veniel, et quand il est permis de déclarer un peché, secret, avec les avis nécessaires fur ce sujet
On commet le péché de détraction, non seulement par mensonges et exagérations, mais aussi en manifestant injustement un péché secret, quoique véritable.
En quoi plusieurs se trompent, lesquels se persuadent ne pas détracter quand ils disent les défauts secrets de leur prochain, pourvu qu’ils soient véritables ; c’est pourquoi ce n’est pas merveille si les personnes sont souvent diffamées pour un seul péché qu’elles auront commis.
Il faut donc savoir qu’il ne nous est pas permis de divulguer le péché d’autrui, quoiqu’il soit vrai, quand il est secret ; et qu’il y a péché mortel à le manifester, quand, étant su, il s’ensuivrait un notable préjudice en sa renommée ; car encore que ce ne soit pas un péché si grand de dire une chose vraie que d’en inventer une fausse, néanmoins, au regard du détriment que la renommée du prochain en reçoit, c’est la même chose.
Comme ce serait de dire d’une femme, qu’elle a commis le péché d’adultère ; d’un prêtre, qu’il a commis le péché de simonie ou d’impureté ; de quelqu’un généralement, qu’il a fait un larcin, un faux serment, etc.
Mais il n’y aurait que péché véniel, s’il n’était pas capable de lui apporter un notable préjudice, vu que la petitesse de la matière excuse toujours de péché mortel : c’est pourquoi, parlant ordinairement, il n’y a que péché véniel à déclarer un péché véniel d’un autre, d’autant que personne n’est exempt de tels péchés.
Pareillement, de déclarer en parlant des gens du monde certains péchés en général, qui sont plus communément estimés véniels ; comme de dire qu’une personne est orgueilleuse, avaricieuse, colérique, de mauvaise humeur, etc., d’autant que tels défauts communs sont plutôt interprétés du péché véniel que du péché mortel.
Pareillement, de déclarer certains défauts naturels, tant corporels que spirituels, comme de dire qu’un certain est ignorant, imprudent, de petit esprit, etc.
La raison est manifeste, d’autant qu’en disant ces choses, on n’intéresse pas notablement la renommée ; vu que tels gens ne peuvent pas avoir acquis une grande estime en ces choses qu’ils n’ont pas, et qu’ils ne peuvent pas justement prétendre.
J’ai ajouté expressément (parlant ordinairement), car il s’y peut rencontrer quelque circonstance qui pourrait rendre telles détractions péché mortel, en ce que le dommage qui s’en suivrait en la renommée serait notable, considérée la qualité de la personne. Comme si l’on assurait d’une personne religieuse qu’elle est remplie de vanité, qu’elle n’a point de sincérité en ses paroles, et qu’elle fait métier de mentir, etc.
Pareillement, il pourrait y avoir péché mortel à manifester quelque défaut naturel d’une personne dans l’intention de l’empêcher d’obtenir quelque bien notable, comme quelque alliance favorable, ou quelque office ou bénéfice duquel elle serait capable ; ou qu’on ferait cause que quelque mal notable lui arriverait : comme si cela était cause de la faire tomber dans un notable mépris, ou dans une grande pauvreté. C’est pourquoi il y a certains défauts naturels occultes, qu’il y a très grand danger de déclarer, comme de dire de quelqu’un qu’il n’est pas légitime, etc.
Pareillement, il n’y a pas péché mortel de déclarer un péché secret, quoique mortel, lequel, étant su, n’ôterait pas la renommée de celui qui l’a commis, considérée sa qualité. Comme de dire d’un gentilhomme qu’il s’est battu en duel, d’autant que cela est plutôt une marque de courage dans l’esprit de ceux du monde ; ou d’un écolier, qui ferait trophée d’être estimé bon compagnon, qu’il est débauché, et semblables.
J’ai ajouté ci-dessus (que le péché de détraction se commet en manifestant injustement un péché secret) : car il se peut faire qu’on aura des causes justes et suffisantes de le manifester ; comme ce serait si l’on était interrogé par quelque sien parent ou ami, ou par quelque personne craignant Dieu, des moeurs et comportements de quelqu’un, soit à raison de quelque alliance qu’on désire faire avec lui, soit pour être élu à quelque office, ou pour être serviteur en quelque maison, ou pour être admis en religion. Il n’y aurait pas de péché de lui déclarer sous le secret ce qu’on en saurait, vu que la fidélité et la charité permettent en ce cas d’y procéder de la sorte.
Mais il faut bien prendre garde de n’en pas dire davantage que ce qui est nécessaire pour empêcher qu’on ne soit trompé ; d’autant que souvent, sous ce prétexte de charité, on s’étend à dire tout ce qu’on sait de défectueux en la personne, et qui ne sert souvent de rien pour empêcher le mal qu’on pourrait craindre, ce qui est contre la même charité.
Généralement, il est licite de déclarer le péché secret d’un particulier, quand cela se fait, soit pour procurer son bien, soit pour procurer un bien notable, ou empêcher un mal notable, à nous ou à notre prochain. La raison en est claire, d’autant que la charité ne nous oblige pas à conserver la renommée de quelqu’un en privant d’un bien, ou en apportant dommage à nous ou à notre prochain ; mais plutôt, si la déclaration de son péché est nécessaire pour procurer ce bien ou empêcher ce mal, elle est rendue licite.
Par exemple :
Je sais que Pierre est un larron, je puis avertir ceux avec qui il demeure qu’ils se donnent de garde de lui.
Je sais qu’une servante a fait quelque faute secrète, je puis avertir ses maîtres et maîtresses qu’ils y prennent garde.
Un de mes parents est sur le point d’allier une sienne fille à un jeune homme que je sais devoir plus qu’il n’a vaillant, quoiqu’il soit estimé riche : je le puis avertir afin qu’il n’engage pas sa fille dans une telle alliance.
Je sais un péché secret de quelqu’un qui me touche, et pour lequel il est besoin que je demande conseil : je le puis communiquer à une personne prudente, afin d’en tirer son avis, etc.
Il faut néanmoins prendre garde, en tels cas, de ne le pas dire à plus de personnes qu’il n’est nécessaire pour éviter le dommage, ou pour en retirer le conseil nécessaire ; et toujours leur déclarer que la chose est secrète, et les obliger à la tenir aussi secrète.
De cette doctrine, on peut inférer que le mari et la femme peuvent s’entretenir sans péché de quelque défaut notable, quoique secret, de leurs enfants, serviteurs, et autres qui leur appartiennent, que l’un d’eux aura vu ou entendu, à raison qu’ils peuvent beaucoup s’entraider l’un l’autre par conseils et bons avis.
Enfin, il n’y a pas de péché mortel à déclarer quelque péché, quoiqu’il soit secret et mortel, d’une personne, lequel est compris avec celui duquel elle est déjà diffamée.
Par exemple :
Un homme sera estimé usurier ; si l’on raconte de lui qu’il a fait mettre dans une obligation, qu’on lui est redevable de trente écus, quoiqu’il n’en ait donné que vingt ou vingt-cinq, ce ne sera pas péché mortel.
De même, si l’on disait d’un homme qui serait estimé adultère, qu’il a écrit des lettres d’amourettes, et choses semblables.
Il faut dire de même quand on rapporte un péché particulier, secret et mortel, d’une personne qui tombe ordinairement en ce péché et qui est assez connue pour telle.
Par exemple :
Un homme sera sujet à se mettre en colère et à la porter jusque dans les jurons et les blasphèmes ; si je rapporte de lui quelque occasion particulière et secrète où il se sera laissé aller à ce péché, je ne pèche pas, au moins mortellement, en disant cela de lui, vu qu’il est assez connu pour tel.
Et ainsi des autres péchés où il aurait coutume de tomber.
Mais si l’on déclarait un autre péché qu’il ne commet pas ordinairement, ou qui n’aurait pas de connexion avec celui duquel il est diffamé, il y aurait péché mortel. Comme si, étant estimé blasphémateur, on manifestait quelque adultère secret qu’on saurait de lui.
Au reste, celui-là commet aussi bien le péché de détraction, en manifestant le péché secret de son prochain après l’avoir entendu d’un autre, comme s’il l’avait vu lui-même : en quoi se trompent quelques ignorants, qui pensent que, quand ils entendent dire une chose d’un autre à son désavantage, il leur soit loisible de le dire après.
De celle qui se fait en parlant du prochain selon le jugement téméraire qu’on fait de lui, combien elle est dangereuse, avec les avis nécessaires sur celle-ci
On commet le péché de détraction en interprétant en mauvaise part les actions d’autrui, et en parlant selon le jugement téméraire qu’on en fait. Ce qui est péché mortel, si l’on affirme que la chose est telle qu’on la juge intérieurement, et qu’elle peut lui apporter un notable préjudice ; péché véniel, si l’on parle seulement de la chose comme en doutant, ou bien si la chose est de petite conséquence, tant dans la manière dont on la juge que dans celle dont on dit qu’elle a été faite.
Cette manière de détraction est assez ordinaire à ceux qui sont enclins à juger sinistrement leur prochain, duquel ils parlent souvent en des termes proportionnés au jugement qu’ils en font. C’est pourquoi, s’ils jugent témérairement quelqu’un avare, ils en parlent comme d’un avare ; s’ils le jugent témérairement d’avoir pris quelque chose qu’ils auront perdu, ils diront franchement que c’est lui qui a fait le coup.
Et ainsi, une personne sera souvent diffamée par une détraction fondée sur un jugement téméraire, et par conséquent peut-être sur la fausseté : aussi cette manière de détraction approche de celle où l’on attribue faussement un péché à quelqu’un.
Il faut donc bien prendre garde de ne pas parler légèrement des personnes, selon la pensée ou le jugement mal fondé qu’on en a ; et afin de couper ce vice en sa racine, il faut s’abstenir de juger témérairement les actions et intentions du prochain.
Et non seulement il faut s’abstenir de parler du prochain selon le jugement téméraire qu’on a formé de lui, mais aussi selon le soupçon qu’on en a ; car encore qu’en disant quelque chose de lui selon le soupçon que nous en avons, nous disions la chose avec quelque doute, toutefois cela ne laisse pas de donner une mauvaise impression de lui à ceux qui nous entendent, à cause que l’on est toujours plus porté à croire le mal que le bien.
Par exemple :
Quelque chose aura été pris chez vous, vous avez quelque soupçon sur un particulier, ne dites jamais que vous avez quelque opinion sur lui, car vous lui feriez tort en sa renommée ; et je m’assure que vous ne voudriez pas qu’on eût cette opinion de vous en semblable cas, et qu’on dît aux autres l’avoir telle.
De celle qui se fait en niant, taisant, ou diminuant les vertus du prochain avec son remède.
Le péché de détraction se commet en niant, taisant, ou diminuant les vertus que nous savons être en notre prochain, et les faisant paraître moindres qu’elles ne sont : ce qui est péché mortel, quand par notre négation, silence, ou diminution, il en reçoit un notable préjudice en sa renommée ; péché véniel si le préjudice est de petite conséquence.
Cette sorte de détraction est assez commune aux personnes qui sont envieuses de l’honneur et bonne estime du prochain, s’imaginant que le bien qu’ils possèdent est en diminution du leur. Par exemple, on viendra à louer quelqu’un pour les aumônes ; si vous êtes marri que celui-là soit estimé plus grand aumônier que vous, aussitôt la détraction est en campagne, et vous dites de lui qu’il n’en fait pas tant qu’on pense, et qu’il en devrait faire davantage, pour les moyens qu’il possède.
Si on dit de lui que c’est un homme d’honneur, qui a un grand esprit, qui sait bien conduire une affaire, et choses semblables ; vous direz aussitôt quelque chose pour tâcher d’amoindrir cette estime qu’on a de lui. Si on vient à le blâmer de quelque chose qui semblera relever votre estime, vous vous mettrez bientôt de la partie pour en dire votre roulet, au moins ne le louerez-vous pas en la vertu contraire, que vous savez toutefois être en lui.
Allez donc à la source de ces détractions, et ôtez de votre coeur cette pernicieuse racine qui produit de si mauvais rejetons, en vous réjouissant également de l’honneur et bonne estime de votre prochain comme de votre propre, et lui procurant avec autant de soin comme à vous-même.
De celle qui se fait en louant une personne à dessein d’en abaisser une autre, et quand elle est peche mortel on veniel
Finalement, on commet le péché de détraction en louant une personne, mais à dessein d’en abaisser une autre. Comme ferait, par exemple, une religieuse qui louerait quelque mère ancienne pour s’être bien comportée en son office, afin de faire voir les manquements d’une autre qui exerce, ou a exercé ce même office. Ce qui pourrait être péché mortel, si on était cause, par tels discours, qu’on vint en connaissance, ou bien qu’on conjecturât comme assurément qu’elle aurait commis quelque faute secrète et notable ; mais ce ne serait que péché véniel, si la faute qu’on viendrait à connaître ou conjecturer était petite.
Il arrive encore parfois qu’on loue les personnes, mais ce n’est qu’à demi, et comme à regret, en y ajoutant quelque « mais », ce qui est encore une espèce de détraction ; car nous sommes obligés, quand l’occasion se présente, de dire sans feintise le bien que nous savons de notre prochain, principalement quand nous croyons que de notre louange faite à demi, on prendra occasion de diminuer la bonne opinion qu’on aurait de lui ; et cela pourrait être péché mortel si nous en parlions si froidement, qu’on conjecturât de nos paroles quelque défaut secret et notable être en lui ; autrement, ce ne serait que péché véniel.
Les conditions nécessaires pour faire que la détraction soit peché mortel
Au reste, la détraction, comme tout autre péché, n’est pas péché mortel, quoiqu’elle soit d’une chose de conséquence et occulte, quand elle est faite sans une parfaite délibération et par inadvertance, sans s’être aperçu de l’importance de la détraction, qu’après que les paroles ont été proférées, et desquelles on se fût abstenu, si on s’en fût avisé. Néanmoins, si par une telle détraction la renommée du prochain était notablement intéressée, il faudrait réparer prudemment cet outrage de la manière qu’on jugera le plus convenable, suivant ce que nous dirons ci-après de la restitution de la renommée.
Il faut que l’âme chrétienne prenne garde généralement touchant les détractions, si en détractant de quelque personne telle qu’elle soit, elle n’a point en une intention perverse de lui nuire notablement, si elle eût pu, d’autant que cette mauvaise intention est toujours péché mortel, quoi que la détraction soit de petite conséquence.
Or, pour mettre mieux en repos les consciences des personnes craintives et scrupuleuses, lesquelles pourraient avoir crainte de péché mortel, lorsqu’elles auraient proféré quelque parole contre la bonne renommée de leur prochain : il est nécessaire de savoir qu’il faut deux conditions pour faire que la détraction soit péché mortel.
La première, c’est qu’il faut que la renommée du prochain soit notablement intéressée : d’où vient que toutes les détractions qui se font de quelque défaut, soit corporel, soit spirituel, lequel étant su, n’offense pas notablement sa renommée, ne sont que péché véniel. Cela est dit offenser notablement la renommée d’une personne quand elle est diffamée et déshonorée, considéré son état et sa qualité.
La seconde condition, c’est que ce qu’on dit de son prochain doit être ou faux ou secret ; tellement que quand la chose est publique et connue de la plupart, la détraction n’est pas péché mortel. Cela est appelé public dans une ville, quand il est connu d’une bonne partie de la ville ; cela est public dans une rue, quand une bonne partie de la rue le sait ; cela est public dans un monastère, quand une bonne partie du monastère le sait.
Pareillement, une faute est publique, quand celui qui l’a faite l’a commise si ouvertement, qu’il ne se soucie pas qu’on le sache. D’où il faut inférer, que ce n’est que péché véniel de dire des choses notables, mais publiques, de son prochain, quoiqu’on les dise à quelques personnes du monastère, de la rue, ou de la ville où la chose est publique, qui ne les savent pas ; car il suffit que la chose soit publique, pour empêcher que ce ne soit péché mortel.
Même ce n’est pas péché véniel de parler de quelque défaut ou crime notable, mais public, quand cela se fait pour une bonne fin ; comme quand on en parle par compassion. Comme aussi quand on dit une chose notable, quoi que secrète, pourvu que cela se fasse avec un esprit de charité : comme ferait de dire quelque défaut d’un pénitent à un confesseur, afin qu’il y puisse mieux remédier ; les débauches d’un fils à un père ; les fautes d’un inférieur à son supérieur, et autres semblables avertissements qui sont licites, pourvu qu’ils se fassent avec prudence et charité.
Semblablement, quand cela se fait par nécessité ; comme serait, par exemple, prendre conseil de quelque personne capable pour le soulagement de sa conscience ; en quoi il n’y a aucun péché de dire quelque défaut de quelque personne, quoi que secret et notable, quand on ne peut pas tirer conseil autrement qu’en le déclarant : mais la personne de qui on demande conseil demeure obligée en conscience de tenir la chose secrètement.
Avis pour la Confession
Encore que les détractions notables soient toutes de même espèce, néanmoins, à raison que leur malice est souvent assez notablement augmentée dans la même espèce, il sera bon de spécifier la manière en laquelle on aura diffamé son prochain ; si cela a été avec une intention de lui nuire notablement, ou avec une vue qu’il en serait diffamé notablement ; si cela a été en disant des choses fausses, ou exagérant beaucoup les vraies ; si cela a été en chose secrète ou publique ; et spécifier le péché auquel on l’aura diffamé, n’y ayant point de doute que la détraction ne soit beaucoup plus grande en le diffamant, par exemple, du péché de sodomie, que du péché de simple fornication.
Néanmoins, si cela semble trop onéreux à quelques-uns, ils sont au moins obligés de dire : « Je m’accuse d’avoir diffamé mon prochain en chose d’importance et de péché mortel. » Mais cela arrive rarement à des personnes craignant Dieu, lesquelles, si elles tombent en ce vice, c’est ordinairement en chose légère : et en ce cas, il leur suffira de dire : « Je m’accuse d’avoir fait quelque légère détraction de mon prochain », sans spécifier davantage, si ce n’est pour mieux déclarer leur intérieur, comme si elles l’avaient fait par aversion ; s’accuser de l’avoir fait par aversion, et ainsi des autres circonstances qui la peuvent rendre un peu plus notable.
Que si elles ont eu de bonnes raisons de déclarer quelque péché de leur prochain, qu’elles ne s’en confessent pas, n’y ayant pas de péché.
De ceux qui entendent les détractions
Diverses manières de participer aux détractions
Non seulement on est obligé de ne pas ôter la bonne renommée du prochain par détractions, mais aussi de ne point participer à celles qu’on fait de lui. C’est participer aux détractions, quand, entendant quelqu’un détracter d’un autre en la présence de plusieurs, on l’incite à continuer ; pareillement, quand on lui témoigne avoir agréable qu’il détracte de la sorte ; pareillement, quand, voyant probablement qu’il détractera, on l’interroge des défauts du prochain. Et participer de la sorte aux détractions est péché mortel, quand elles sont d’une chose notable et secrète, qui est capable de diffamer le prochain.
Néanmoins, si de bonne foi on avait interrogé quelqu’un des défauts d’autrui, pensant qu’il ne dirait pas chose notable, il n’y aurait pas péché mortel. Pareillement, il n’y aurait pas péché mortel à participer aux détractions de petite conséquence, en toutes les manières desquelles nous avons parlé en l’article précédent, car la petitesse de la matière excuse toujours de péché mortel. Pareillement, il n’y aurait pas péché mortel, si les détractions étaient d’une chose publique.
Quant à celui qui prend plaisir à entendre quelque notable détraction de quelqu’un, étant bien aise en sa volonté que sa renommée soit notablement intéressée, il pèche mortellement, quoiqu’il n’ait pas incité le détracteur à ce faire ou à continuer ; et la raison est qu’il se réjouit d’un mal notable de son prochain, ce qui est manifestement contre la charité. Que s’il prenait seulement plaisir à quelque légère détraction, il ne pècherait que véniellement.
L’obligation de reprendre les détracteurs, et quand on est excusé
On est obligé de reprendre le détracteur, qui dit des choses notables, fausses ou secrètes, de son prochain, quand l’on croit probablement que la correction en profitera, et qu’on la peut faire sans se causer un notable dommage : principalement quand on reconnaît que, n’empêchant pas la détraction, le prochain est en manifeste danger de perdre sa renommée, et qu’elle ne se pourra réparer par autre moyen ; d’autant que la charité fraternelle nous oblige de faire la correction d’un péché mortel et de remédier au tort notable que reçoit le prochain, quand nous le pouvons faire commodément.
Néanmoins, que les personnes craintives ne se portent pas ici dans le scrupule, s’imaginant être obligées de reprendre les détractions en toutes les occasions qui se présentent, mais qu’elles remarquent bien les circonstances qui doivent se rencontrer aux détractions pour être obligées d’en faire la correction :
(1) Il faut que la détraction soit d’une chose notable et telle qu’elle soit capable d’ôter ou de diminuer la bonne renommée de quelqu’un notablement : c’est pourquoi, si la détraction était de quelque légère faute, elles ne seraient pas obligées, au moins sur peine de péché mortel, de reprendre le détracteur.
(2) Il faut que la détraction soit d’une chose fausse et secrète ; car si la chose était publique, elles ne seraient pas obligées, sur peine de péché mortel, de reprendre le détracteur. Et d’autant que souvent on ignore si ce que l’on dit du prochain est public ou non, et si celui qui le rapporte a de bonnes raisons de le dire, et qu’on ne doit pas juger légèrement qu’il commet le péché de détraction, il ne faut pas faire la correction légèrement, ni sans avoir quelque probabilité que c’est en effet une détraction.
(3) Il faut avoir quelque probabilité que la correction empêchera la détraction, ou au moins qu’elle n’y nuira pas. C’est pourquoi, si elles croient probablement que, faisant la correction, le détracteur n’en fera pas d’état, ou qu’il se portera dans des jurements, ou bien si elles ne connaissent pas son naturel, elles ne sont pas obligées de la faire, quoique la détraction soit notable.
(4) Quand bien la détraction serait notable et secrète, elles ne seraient pas obligées de faire la correction, quand elles ne la pourraient faire sans encourir un dommage notable, ou qu’elles auraient une juste cause de ne la pas faire ; comme si elles croyaient probablement en recevoir quelque injure ou autre mal notable ; si elles étaient beaucoup inférieures à celui qui détracterait, et qu’elles n’auraient pas la hardiesse de le reprendre, etc.
Et d’autant que toutes ces circonstances arrivent rarement à l’égard des personnes dévotes, je crois aussi qu’il arrive assez rarement qu’elles soient obligées, sur peine de péché mortel, de faire la correction des détractions, si ce ne sont les supérieurs.
Je dis ceci pour ôter mille inquiétudes aux âmes craintives, qui s’imaginent avoir fait un grand péché quand elles ont écouté quelque détraction ou murmure, quoiqu’à contre-coeur, à cause qu’elles n’ont osé l’empêcher. Il suffit, pour s’exempter de tout péché, même de véniel, qu’elles montrent par un silence, ou par quelque autre signe et contenance, que tels discours ne leur plaisent pas ; spécialement quand elles n’ont pas la hardiesse de reprendre la personne qui détracte, soit pour son ancienneté, soit pour quelque autre raison.
Bien davantage, elles ne sont pas toujours obligées de montrer tel signe. Par exemple, une personne qui vous aura quelque confiance vous parlera mal de quelqu’un ; vous la pouvez écouter quelque temps pour ne la contrister, puis, quand elle aura un peu déchargé son coeur, vous pouvez lui faire connaître sa faute : soit ouvertement si elle vous est inférieure, ou si elle a de la confiance en vous ; soit subtilement, en excusant l’autre, ou louant en lui quelque vertu. Par ce moyen, vous profiterez beaucoup davantage que si vous l’eussiez reprise dès le commencement, car pour lors elle n’était peut-être pas si bien disposée à recevoir la correction, et eût perdu la confiance envers vous ; voire, elle eût conçu peut-être quelque aversion contre vous.
Diverses manières d’empêcher et détourner les détractions
Néanmoins, afin que les gens craignant Dieu puissent empêcher le cours d’un vice si dangereux, même aux choses qui ne sont pas de conséquence, lesquelles ne laissent pas d’imprimer une tache à la bonne renommée du prochain, je leur donnerai avis de s’opposer prudemment aux détractions.
Et premièrement, s’ils ont commandement sur ceux qui détractent, comme les pères et mères de famille envers les enfants et serviteurs, et autres supérieurs envers leurs sujets, ils doivent témoigner ouvertement que ce vice leur est désagréable, et les reprendre hardiment, voire les corriger s’il est besoin. Que si les détracteurs sont personnes sur lesquelles ils n’ont pas de commandement, néanmoins qui sont de beaucoup moindre condition qu’eux, ils pourront se servir de paroles qui témoignent quelque autorité, comme de dire : « Je vous prie, parlons d’autre chose » ou bien : « Dieu nous défend de mal parler de notre prochain, n’en disons rien qui le puisse offenser » et semblables paroles.
Mais si ce sont personnes qui leur sont égales, ils doivent procéder avec plus de retenue, et se servir prudemment de quelque artifice pour détourner le discours ailleurs ; soit en mettant en avant quelque discours de récréation, ou quelque nouvelle qu’ils auront entendue, ou faisant semblant qu’ils n’ont pas bien conçu ce qu’on a dit, les mettre sur quelque autre discours.
Autrefois, ils pourront garder le silence pendant que la détraction se fera, ce qui est un vrai moyen de la bien tôt faire terminer, car il sert ordinairement d’un tacite avertissement qu’on n’a pas la détraction agréable ; que s’il leur semble mal séant ou trop difficile de ne rien répondre du tout, au moins pourront-ils répondre en des termes qui témoigneront qu’ils ne prennent pas plaisir en tels discours ; ou bien ils s’efforceront de dire quelque chose en faveur de celui duquel on détracte, soit pour l’excuser, soit pour lui donner quelque louange, en disant quelque bien qu’ils sauront de lui.
Autrefois, ils pourront quitter la compagnie, s’ils le peuvent faire prudemment, ou bien témoigner en leur contenance qu’ils n’ont pas grand contentement d’entendre tels discours.
Et faut prendre garde de se servir de ces artifices et remèdes sans crainte et empressement ; car plusieurs procèdent par un esprit scrupuleux, s’imaginant être obligés d’empêcher la détraction qui se présente, et agités de la crainte d’offenser Dieu, ils s’y comportent sans prudence et discrétion, ne prenant pas leur temps comme il faut, et partant n’y profitent pas beaucoup. Ils doivent donc rejeter toute crainte empressée en telles occasions, vu même qu’il arrive assez rarement (comme j’ai déjà dit) qu’ils soient obligés sur peine de péché mortel, de reprendre les détracteurs, et prendre leurs temps discrètement pour rompre le cours de la détraction, en quelqu’une des manières susdites. Et quand même l’occasion se présenterait, en laquelle ils seraient obligés sur peine de péché mortel de reprendre le détracteur, encore y doivent-ils procéder avec circonspection, et prendre le temps prudemment auquel ils pourront l’empêcher plus efficacement.
Au reste, qu’ils ne croient pas facilement ce que le détracteur dit du prochain, vu qu’il arrive assez souvent qu’il est préoccupé de passion : que s’il arrive qu’ils sachent déjà si le mal qu’il dit de lui, qu’ils se comportent comme s’ils n’en savaient rien, principalement si la chose n’est pas si publique, de crainte qu’en disant qu’ils le savent bien, ils ne le confirment davantage.
Les bonnes âmes doivent prendre garde que, sous prétexte de ne jamais détracter de personnes, elles n’approuvent ou n’excusent le mal qui est apparemment mal ; ce serait tomber dans un vice pour s’exempter d’un autre. Il faut donc franchement blâmer le mal, quand apparemment il est connu pour tel, surtout quand cela se fait, ou pour l’utilité de la personne dont on parle, comme si on connaissait qu’en blâmant quelque défaut, on ferait cause que la personne qui l’aurait commis s’en amenderait ; ou pour l’utilité des personnes qui sont présentes. Par exemple, on parlera d’une religieuse qu’on connaîtra apparemment être fort portée à murmurer de sa supérieure ; si on vient à parler de cette sienne imperfection en la présence des jeunes, il est bon que les plus anciennes de la compagnie blâment tels murmures, afin d’en faire concevoir une horreur à celles qui sont présentes.
Avis pour la Confession
On doit ici s’accuser si on a incité quelqu’un à continuer de mal parler de son prochain, soit par paroles, soit par quelque témoignage extérieur qui montrait qu’on le trouvait agréable, et spécifier si c’est en chose de grande ou petite conséquence, afin que le confesseur en connaisse la gravité ; et si cela a été seulement par curiosité, ou bien par un mauvais désir que la bonne renommée du prochain fût intéressée. Il faut dire de même si on a interrogé quelqu’un des défauts du prochain, car il faudrait spécifier si cela a été avec cette vue qu’il en dirait des choses de conséquence ; ou bien si on croyait qu’il en dirait seulement quelque petit défaut ; et si cela a été seulement par curiosité, ou si cela a été avec une mauvaise volonté contre lui.
Que si on l’a interrogé avec raison, ou bien ne pensant pas qu’il en parlerait mal, et qu’néanmoins il n’a pas laissé d’en mal parler, il ne s’en faut pas confesser, n’y ayant pas de péché. Pareillement, on s’accusera si on n’a pas repris celui qui détractait notablement de son prochain en chose fausse ou secrète, quand on le pouvait faire commodément, et avec espérance que cela empêcherait la détraction.
Que si la détraction était d’une chose publique, ou d’une chose de petite conséquence, l’âme dévote se pourra confesser si elle a négligé de la détourner prudemment, soit par son silence, soit par quelque contenance qui témoignait qu’elle n’y prenait pas plaisir, soit en détournant le discours ailleurs, soit en reprenant ouvertement le détracteur, si elle avait de l’autorité sur lui. Que si elle ne l’a pas reprise, soit en chose d’importance, soit en chose légère, pour quelque raison qu’elle croyait suffisante, elle ne s’en doit pas accuser, n’y ayant pas de péché.
De la restitution de l’honneur
L’obligation de restituer l’honneur qu’on aura ôté
Non seulement la justice et la charité nous défendent de ne point détracter de la renommée de notre prochain, mais aussi, après avoir détracté en chose de conséquence, fautive ou secrète, en quelqu’une des manières susdites illicites, en sorte que de notre détraction sa renommée aurait été notablement intéressée, nous sommes obligés, selon notre pouvoir, de lui restituer son honneur ; et non seulement de lui restituer l’honneur, mais aussi de réparer le dommage qui sera ensuivi du déshonneur ; et non seulement le dommage qui sera ensuivi actuellement, comme perte de biens, office ou bénéfice ; mais aussi le dommage du bien, et des offices ou bénéfices qu’il pouvait espérer, pour lesquelles autres choses nous feraient obligés de le récompenser selon le jugement des gens doctes et prudents. Et tout cela sous peine de péché mortel, duquel nous ne pouvons être absous si nous n’avons au moins la volonté de lui réparer ce tort.
Diverses manières de restituer l’honneur
Quant aux moyens qu’il faut tenir pour lui restituer sa bonne renommée. Si elle lui est ôtée pour avoir dit des choses fausses de lui, on est obligé autant qu’on peut d’effacer cette mauvaise impression dans l’esprit de ceux qui ont entendu la détraction. C’est pourquoi, si vous, qui auriez détracté de cette manière, ne pouvez réparer son honneur autrement qu’en disant que vous avez dit une chose fausse, vous devez le dire ; voire, s’il est besoin que vous le confirmiez par serment, vous êtes obligé de jurer. Car, encore que vous puissiez prendre le moyen qui sera le moins en diminution de votre honneur, s’il est suffisant pour lui restituer sa bonne renommée, néanmoins l’équité vous oblige à prendre les moyens nécessaires pour ce faire ; c’est pourquoi, si vous ne pouvez autrement, qu’en disant que vous avez dit une chose fausse et en l’affirmant par serment, vous y êtes obligé.
Je ne veux pas dire par cela que vous disiez que vous avez proféré un mensonge, et que vous ayez en effet menti, mais vous pouvez dire qu’ayant considéré depuis ce que vous avez parlé, vous avez reconnu que la chose n’est pas vraie, ou que vous n’avez pas bien pris garde en vos paroles.
Que si la chose est véritable, mais secrète, on ne doit pas dire qu’on a parlé faussement, puisque ce serait proférer un mensonge ; on ne doit pas non plus dire qu’on est attristé d’avoir mal parlé de lui, car cela servirait plutôt à confirmer ce qu’on aurait dit, qu’à réparer l’honneur. Mais le plus sûr est de dire qu’on n’a pas bien pris garde à ce qu’on a dit, ou plutôt parler avec honneur de cette personne, même en vertu contraire au vice dont on l’a diffamée ; et quoi que peut-être on sache bien qu’elle n’a pas cette vertu, à raison qu’on sait d’elle des choses secrètes toutes contraires à cette même vertu, néanmoins cela n’empêche pas qu’on ne puisse parler d’elle publiquement avec autant d’honneur que si on n’en savait point de mal ; vu même que ce qu’on en sait ne donne aucun droit d’en parler mal, mais on peut sans mensonge dire qu’on la tient pour personne vertueuse, et qu’on n’a rien reconnu en elle de mauvais (cela s’entend qu’on puisse dire publiquement), ce qui est une prudente dissimulation et non un mensonge ; tout de même qu’un confesseur ne commet pas de mensonge en dissimulant prudemment ce qu’il aura entendu en confession, et en assurant qu’il ne le sait pas, voire par serment, s’il est besoin (c’est à savoir pour le relever).
Que les personnes craintives ne tombent pas ici dans le scrupule, car outre qu’elles tombent rarement dans ces obligations, il faut, pour être obligées à restituer l’honneur, qu’il soit ôté en effet, et qu’elles aient dit des choses vraiment diffamatoires, considérée la qualité de la personne. C’est pourquoi, quand elles auraient dit quelque chose de mauvais, mais vrai, d’une personne, laquelle n’offenserait pas par sa renommée : comme de dire d’un gentilhomme qu’il s’est battu en duel, d’un soldat qu’il a tourmenté ses hôtes, d’un page ou laquais qu’il est débauché, et toute autre chose qui n’est pas estimée diffamatoire, considérée la qualité de la personne, elles ne doivent pas se mettre tant en peine. Pareillement, quand la détraction n’est pas capable d’apporter un notable détriment, comme étant une chose de petite conséquence, elles ne seraient pas au moins obligées, sous peine de péché mortel, de réparer ce petit déshonneur, quoi que ce soit bien fait de le faire.
Au reste, quand on dit une chose notable de son prochain à un sien ami confident qu’on croyait être secret, s’il vient à la publier, contre le jugement qu’on avait fait de lui, on n’est pas obligé de restituer l’honneur ôté par ses détractions : lui seul y est obligé, comme ayant été cause de la diffamation ; mais si on l’avait dit à quelqu’un qu’on croyait ou doutait devoir la publier, s’il vient à la publier en effet, on y serait obligé, à cause qu’on aurait volontairement donné occasion à la diffamation, puisqu’on doutait de sa fidélité à la tenir secrète.
Les causes qui excusent de restituer l’honneur
Or, encore que l’obligation soit fort étroite de restituer la bonne renommée qu’on a ôtée au prochain, il est vrai que des causes justes peuvent se présenter qui nous en exemptent.
(1) C’est une juste cause de ne la pas restituer lorsqu’il y a compensation équitable. Je m’explique : j’ai découvert un péché secret d’une personne, laquelle, réciproquement, m’aura diffamé, en sorte que ce qu’elle aura dit de moi aura autant offensé mon honneur que ce que j’ai dit d’elle. Dans ce cas, je ne suis pas obligé, sous peine de péché, de lui restituer sa réputation ; je puis attendre qu’elle ait réparé la mienne pour m’acquitter de mon obligation.
C’est pourquoi il ne faut pas facilement condamner comme pécheurs les gens du monde qui ne veulent pas réparer l’honneur qu’ils semblent avoir ôté, quand on leur a ôté réciproquement. Néanmoins, cela doit s’entendre seulement si l’on s’est offensé également ; car si l’un a diffamé l’autre de façon très notable, et que celui-ci n’a offensé l’autre que légèrement, le premier serait alors obligé de restituer la renommée à celui-ci, jusqu’au point que celle-ci ne soit plus lésée que la sienne.
(2) C’est une juste cause de ne point restituer l’honneur ôté, lorsqu’il y a danger qu’en pensant le restituer on l’intéresse davantage ; comme il arrive lorsque quelques paroles diffamatoires, qui auraient été dites de quelqu’un, sont comme oubliées, ou que cela fait longtemps que la chose s’est passée, et qu’on n’y pense plus.
Par exemple, quelque esclave ou serviteur dans la jeunesse ayant commis un péché avec une fille ou femme capable de le diffamer, s’en sera vanté à ce moment-là auprès de ses compagnons. S’il croit qu’ils n’y pensent plus, il ne doit pas leur en reparler ; mais s’il croyait que cette personne serait encore diffamée dans la croyance de quelqu’un, il serait obligé de faire ce qu’il pourrait pour lui réparer son honneur. Néanmoins, il ne serait pas obligé dans ce cas de demander à ceux à qui il aurait déclaré ce péché s’ils s’en souvenaient ; mais il peut probablement croire qu’ils n’y pensent plus, s’il n’a reconnu le contraire par quelques indices probables. Et je crois que c’est le plus sûr en pareil cas, parlant ordinairement de n’en rien dire.
De même, il n’est pas nécessaire de restituer l’honneur du prochain dont on aurait fait quelque détraction, laquelle toutefois n’aurait pas été la cause de le diffamer réellement ; comme lorsque ceux qui étaient présents n’ont pas cru la chose être vraie, ou bien quand ils savaient déjà bien ce qu’on a dit de lui, et qu’ainsi la détraction qu’on en a faite ne l’a pas davantage diffamé envers eux. La raison en est que nous ne sommes pas obligés de restituer l’honneur ôté, sauf si notre détraction a effectivement diffamé le prochain. Pour la même raison, on n’est pas obligé de restituer l’honneur d’une personne dont on aura détracté, lorsque ceux qui étaient présents savaient beaucoup d’autres choses plus mauvaises, ou qu’elle est d’elle-même tellement diffamée qu’on peut dire d’elle qu’elle est sans honneur.
(3) On n’est pas obligé de restituer l’honneur qui est déjà réparé par d’autres voies, comme quand quelques gens de bien et dignes de foi ont réparé, par leurs louanges, le déshonneur qui était arrivé à quelqu’un, ou que cette personne l’a réparé elle-même par la vertu et la bonne vie, au point qu’on n’y pense plus.
(4) On n’est pas obligé de restituer l’honneur quand celui qu’on a diffamé en a fait la condamnation, ce qui, en général, nous dispense de la restitution. Et je crois que c’est la voie la plus sûre quand on a injustement ôté la renommée à quelqu’un ; néanmoins, cela ne doit pas empêcher que celui qui aura ainsi méchamment diffamé quelqu’un ne loue, au contraire, cette personne en la vertu opposée au vice dont il l’a diffamée. Car s’il était strictement obligé de le faire avant le pardon, pourquoi ne le ferait-il pas par charité après avoir reçu une telle faveur de celui qu’il a offensé ?
(5) On n’est pas obligé de restituer l’honneur du prochain avec un plus grand dommage que celui qu’on lui a causé par la détraction. C’est pourquoi, si, ayant détracté de votre prochain, il ne s’en est suivi que la perte de son honneur, vous n’êtes pas obligé de lui réparer cela au péril de votre vie, ni non plus au péril d’un honneur plus grand du vôtre. Par exemple, si vous avez ôté l’honneur à un villageois, et que vous soyez gentilhomme, vous n’êtes pas obligé d’engager notablement votre propre honneur pour lui restituer le sien, qui est beaucoup inférieur au vôtre, quoique vous soyez obligé de lui réparer ce tort par quelque autre voie.
(6) Enfin, on n’est pas obligé de restituer l’honneur lorsque cela est devenu impossible, car personne n’est tenu à l’impossible.
De plus, on n’est pas obligé, avant d’aller à la confession, de restituer immédiatement l’honneur, bien que ce soit louable de le faire ; il suffit d’en avoir la volonté et de l’exécuter à la première occasion.
Avis pour la Confession
Il faudrait ici s’accuser si l’on avait négligé de restituer l’honneur de son prochain, que l’on aurait ôté ou diminué notablement et injustement par des détractions, fausses ou vraies, mais secrètes ; ainsi que de réparer le dommage qui en serait suivi, sauf si l’on en est excusé par une cause valable. Quant à la réparation de l’honneur que l’âme, craignant Dieu, aura légèrement diminué ou négligé, elle pourra s’en confesser, mais sans inquiétude, puisque l’obligation est légère.