Ordre des Frères Mineurs Capucins
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Instruction 2 - Jugement téméraire

Source: Jean-François de Reims, Capucin (m. 1660), Le directeur pacifique des consciences

La différence entre la pensée de jugement, le soupçon et le jugement

Pour commencer par les pensées qui peuvent naître en notre esprit, contre l’estime et la bonne opinion que nous devons avoir de notre prochain, qui s’appellent communément soupçons et jugements téméraires. Je dis qu’il y a grande distinction entre la simple pensée de jugement téméraire, le soupçon téméraire, et le jugement téméraire accepté dans la volonté.

La simple pensée de jugement téméraire, n’est autre que la pensée qui se présente à notre esprit, qui nous incite à juger de l’intention ou de l’action de notre prochain sinistrement sur de faibles conjectures. Cette pensée prise nuement n’est aucunement péché, et peut arriver aux âmes les plus saintes ; c’est pourquoi nous ne devons pas nous inquiéter quand elle se présente contre notre volonté, vu que c’est un sujet de nouveau mérite, si nous la rejetons selon notre possible, quand même elle demeurerait un long-temps.

À ces pensées se rapportent les jugements téméraires qui se forment en l’esprit sans une parfaite advertance, lesquels ne sont jamais péchés mortels. Par exemple, une personne voyant quelqu’un entretenir familièrement une femme, jugera qu’ils auront quelque mauvais dessein, sans s’apercevoir qu’elle fait ce jugement sur de faibles conjectures, ou sans connaître clairement la malice de ce jugement. Ce qui se doit entendre, quand elle y aurait demeuré un long-temps, vu qu’on est toujours excusé de péché mortel, quand la connaissance de la malice n’est pas clairement en l’entendement : ce qui doit mettre en repos les personnes craintives, lesquelles ont souvent du scrupule en tels jugements.

Et afin qu’elles puissent mieux voir comme il n’y a point de consentement en cette sorte de jugements, quand ils se seront présentés, qu’elles rentrent paisiblement en elles-mêmes, et qu’elles voient, si connaissant que ce serait un jugement téméraire qui fût péché mortel, elles l’eussent accepté : que si elles trouvent leur volonté contraire, c’est un signe manifeste qu’elles ne l’ont pas eu avec une parfaite connaissance, et qu’elles n’y ont pas consenti ; et partant elles ne s’en doivent pas inquiéter. Et même, si elles ont fait leur devoir de résister à tels jugements sitôt qu’elles s’en sont aperçues, il n’y a pas de péché, ni par conséquent matière de confession ; mais si elles ne les ont rejetés avec la diligence requise, il y a péché véniel.

Le soupçon est quelque chose davantage, et arrive lors que la pensée s’étant ainsi présentée à l’entendement, la volonté négligeant de la rejeter n’arrête pas tout à fait son jugement, mais néanmoins se laisse aller à une certaine créance avec quelque hésitation du contraire, que ce qui lui est suggéré par la pensée est véritable, laquelle créance nous pouvons appeler en quelque façon opinion.

Par exemple, une personne aura perdu quelque chose en sa maison, en laquelle plusieurs auront entré ce jour-là, si elle forme une opinion que c’est plutôt l’un d’entre eux que les autres, sur cette simple conjecture qu’il y a entré, elle conçoit témérairement un soupçon de lui ; car pourquoi aura-t-elle plutôt opinion sur lui, que sur les autres ? Que si elle forme son soupçon sur d’autres conjectures probables, comme si celui-là avait le renom d’être larron, si elle l’avait mené au lieu où était la chose qui lui a été dérobée, et semblables indices, son soupçon ne serait pas téméraire ; car il ne faut pas des conjectures si grandes pour former un soupçon, que pour former tout à fait son jugement ; c’est pourquoi il n’y a pas de péché de former un soupçon sur des conjectures douteuses : mais n’ayant point autre conjecture que ce qu’il est entré dans la maison, elle tomberait dans le péché de soupçon téméraire.

Et un indice, si elle a eu seulement un soupçon, et non un jugement téméraire, c’est qu’étant interrogée si elle croit fermement que celui-là a fait le larcin, elle répondrait qu’elle en a quelque opinion, mais qu’elle ne voudrait pas l’assurer. Au reste, le soupçon conçu témérairement comme dessus, n’est que péché véniel, parlant ordinairement, d’autant que par celui-ci on ne conçoit pas assurément une mauvaise opinion du prochain, mais avec doute ou hésitation du contraire.

Le jugement téméraire accepté dans la volonté, n’est autre chose qu’un jugement formé, et une créance arrêtée volontairement sur de faibles raisons ou conjectures, de la mauvaise intention ou action du prochain. Comme en l’exemple apporté, si cette personne à qui l’on a dérobé, se formait une créance arrêtée sur ce particulier, à cause qu’il serait entré dans sa maison, ou pour autres conjectures semblables, qui seraient insuffisantes pour pouvoir former raisonnablement un jugement arrêté. Et une marque si elle a arrêté son jugement est, si étant interrogée de ce qu’elle en croit, elle répondrait que c’est celui-là, et non un autre.

J’ai dit (si elle faisait ce jugement sur cette seule conjecture ou semblable, qui serait insuffisante pour former raisonnablement une créance arrêtée) car si elle le faisait sur des conjectures moralement assurées ; comme si celui-là avait déjà dérobé de la sorte en plusieurs autres maisons, et qu’il serait en estime d’un homme qui ne chercherait qu’à dérober, si elle l’avait vu aller au lieu où était la chose dérobée, si elle l’avait vu sortir assez à la hâte portant quelque chose dessous son manteau, s’il avait usé de quelque finesse pour couvrir son larcin, si elle avait reconnu la chose avoir été prise en la même heure qu’il est entré, et semblables indices moralement certains, le jugement ne serait pas téméraire, vu qu’un homme sage et prudent prendrait occasion de telles conjectures de faire le même jugement.

Et il ne faut pas croire que cela soit contraire à ce que Notre Seigneur a dit, qu’il ne faut juger personne, car cela s’entend des choses qui ne sont point manifestement mauvaises ; joint qu’il a dit en un autre lieu, que nous reconnaîtrons chacun selon ses oeuvres : c’est pourquoi quand les oeuvres et les indices sont tels, qu’ils nous font juger raisonnablement des mauvaises actions de quelqu’un, il n’y a pas de péché d’en former le jugement, quoi que ce soit mieux fait de le suspendre.

Sur quels indices ou conjectures on peut former le soupçon et jugement.

Or afin de remédier à plusieurs difficultés qui arrivent sur cette matière, il faut savoir que les conjectures sur lesquelles on peut former un jugement arrêté, se peuvent tirer de diverses circonstances.

(1) Premièrement de la circonstance de la personne qui rapportera une chose d’une autre, ou de celle de laquelle elle est rapportée ; car si c’est une personne prudente qui l’a rapportée, et que celle de qui on l’a dit a accoutumé de tomber en cettefaute, ce n’est pas un jugement téméraire d’arrêter sa créance qu’elle y est en effet tombée. Mais si c’était une personne légère qui le dit, et que celle de qui on le dirait serait craignant Dieu, il y aurait de la témérité à arrêter son jugement.

(2) De la circonstance du temps ; car si on voyait, par exemple, dresser une échelle de nuit en une maison par quelqu’un, et que le lendemain on entendrait dire qu’on aurait dérobé la nuit en cette maison, il n’y aurait pas de témérité à juger que c’est celui-là qui a fait le larcin.

(3) De la circonstance du lieu ; car si on voyait, par exemple, entrer un homme débauché, en temps indu, dans un lieu mal famé, on pourrait croire sans témérité que c’est pour y offenser Dieu.

Quant aux indices qui ne seraient pas suffisants pour assurer certainement son jugement, mais néanmoins qui seraient suffisants pour le rendre fort probable ou vraisemblable, il n’y aurait pas au moins péché mortel, d’arrêter son jugement sur de telles conjectures ; car encore qu’il y ait de la témérité à juger certainement sur des conjectures probables, toutefois cela n’est pas capable de faire un péché mortel, à raison que la probabilité approche de la certitude. Comme en l’exemple ci-dessus apporté ; si cette personne jugeait assurément que celui-là aurait fait le larcin, à cause qu’il a le renom d’être larron, à cause qu’il n’a pas coutume de venir en la maison, et qu’y étant venu ce jour-là, le larcin a été fait ; à cause qu’il s’est servi de quelque simulation pour avoir entrée dans la maison, et pour semblables conjectures qui ne rendent pas la chose tout à fait assurée, mais néanmoins fort probable.

Or encore qu’il n’y ait aucun péché de former sur telles conjectures quelque soupçon (lequel suit raisonnablement le doute qu’on forme infailliblement en l’entendement sur les conjectures susdites), néanmoins il y aurait péché véniel d’en former un jugement arrêté, d’autant que l’expérience nous fait connaître qu’on est souvent trompé en formant son jugement sur de telles conjectures.

De sorte que pour nous exempter de tout péché quand nous formons un jugement arrêté, les conjectures doivent être telles qu’on ne puisse douter du contraire, ce qui ne se trouve point en l’exemple apporté ; car plusieurs autres ayant entré dans la maison, il se peut faire qu’un de ceux-ci aura fait le larcin, et non celui duquel on aura porté jugement. C’est pourquoi quand les indices ne sont point évidents ni assurés pour nous faire juger certainement, si nous voulons nous exempter de tout péché, il ne faut pas arrêter notre jugement ; et même quand les conjectures sembleraient assurées, c’est toujours le plus parfait de le suspendre, et en laisser le jugement à Dieu, qui connaît toutes choses avec assurance.

Et d’autant qu’on n’a pas ordinairement des conjectures si grandes pour former son jugement au regard de l’intention, qu’au regard des actions quant à l’extérieur, le jugement qu’on fait de l’intention est plutôt téméraire que celui qu’on fait des actions, à cause qu’elle est intérieure, et connue vraiment de Dieu seul. Néanmoins il se pourrait rencontrer des indices si assurés, que ce ne serait pas jugement téméraire de juger de l’intention. Par exemple, on aura reconnu par expérience qu’un certain qui est en inimitié avec un autre, aura tenté toutes sortes de moyens pour se venger de lui, si on entend dire qu’il lui a procuré quelque tort en ses biens, ce ne sera pas un jugement téméraire de croire qu’il l’a fait pour se venger.

Or à raison que les bonnes âmes pourraient recevoir quelque détriment, si elles observaient simplement à la lettre ce qu’on a coutume de dire que c’est le plus parfait d’interpréter toujours les actions en la meilleure part qu’on peut : je leur donnerai avis, quand il sera question d’éviter quelque mal ou dommage, de n’avoir pas cette si grande simplicité, mais par une prudence qui ne peut être que louable, étant fondée sur la raison, se défier des personnes auxquelles elles auront remarqué de mauvais indices. Et pour se comporter sans péché et inquiétude en cette affaire, elles doivent d’un côté suspendre leur jugement, et de l’autre se comporter envers ces personnes, comme si elles étaient en effet telles que les indices témoignent.

Par exemple, vous aurez une servante chez vous, de laquelle vous aurez des conjectures assez probables qu’elle fait métier de dérober, vous devez suspendre votre jugement tant que vous n’aurez rien reconnu d’assuré, mais vous pouvez en bonne conscience vous défier d’elle, et en effet retirer de devant elle tout ce qui peut être dérobé, sans néanmoins lui faire paraître, si faire se peut.

Quand le jugement téméraire est péché mortel, quand il n’est que véniel.

Et afin de donner clairement à connaître quand le jugement téméraire est péché véniel ou mortel ; (j’entends le jugement téméraire fait avec réflexion et pleine connaissance de l’entendement, et non celui qui est fait sans cette avertance, comme je viens de dire.) (1) je dis premièrement que tout jugement téméraire n’est que péché véniel quand il est de petite conséquence, et d’une chose qui ne serait que péché véniel. Par exemple, de juger une personne un peu vaine sur de faibles conjectures ; juger que quelqu’un aura fait quelque petit larcin, et semblables.

(2) Que les jugements téméraires de choses notables, et de péchés mortels, ne sont que véniels, quand ils sont faits avec hésitation, et comme ne voulant pas asseurer que la chose est telle que nous la pensons. Mais ils sont péchés mortels quand trois choses y concourent.

  1. Premièrement quand on juge la chose être péché mortel.

  2. Quand le jugement téméraire est fait sans hésitation, et tellement arrêté, qu’on croit assurément la chose être telle qu’on la juge, sans vouloir déposer son jugement.

  3. Quand il est fait sur des conjectures faibles et légères.

De sorte que si toutes ces trois conditions n’y concourent, le jugement téméraire, tel qu’il soit, n’est jamais péché mortel ; mais si elles y concourent, il est péché mortel, et nous oblige à restitution, c’est-à-dire, de rendre à notre prochain la bonne opinion qu’il avait auparavant en notre esprit ; ce que nous ferons en déposant notre mauvais jugement, et refusant de l’accepter en notre volonté, et reprenant la bonne opinion que nous avions auparavant de lui.

Que l’âme craignant Dieu se retire de ce vice avec toute la diligence possible, et qu’elle n’imite pas l’araignée, laquelle fait du venin de toutes choses. Néanmoins j’ajouterai ici que les pensées de jugement téméraire ont coutume d’agiter les esprits faibles et scrupuleux, lorsqu’ils voient faire aux autres ce qu’ils ne voudraient ni pourraient faire sans quelque remord de conscience, jugeant ainsi des autres selon la petitesse de leur esprit. Qu’ils attribuent donc telles pensées à leur faiblesse ou scrupule, ce qui sera un vrai moyen de s’en délivrer bientôt, et de n’y commettre aucune faute.

Avis pour la Confession

Pour bien s’accuser de ce qui appartient à ceci, il faut faire distinction des simples pensées de jugements téméraires, des soupçons, et des jugements téméraires.

Si on a eu seulement des pensées de jugements téméraires, telles qu’elles soient, contre sa volonté, et qu’on a tâché de les rejeter lors qu’on s’en est aperçu, il ne s’en faut pas du tout confesser, quand même elles seraient demeurées un long-temps en l’esprit, vu que considérées de la sorte, elles ne sont pas matière de confession : que si on a commis quelque négligence à les rejeter, on doit seulement s’accuser de cette négligence.

Mais si après ces pensées on s’est laissé aller volontairement à quelque soupçon sur de faibles conjectures, il faut s’accuser d’avoir eu quelque mauvais soupçon trop légèrement d’une personne ; et fera bon d’ajouter en chose de grande ou petite conséquence, afin que le confesseur en connaisse mieux la gravité.

Que si on a eu des raisons suffisantes pour concevoir le soupçon, il ne s’en faut pas confesser, n’y ayant pas de péché.

Quant aux jugements téméraires, si on a formé et arrêté son jugement sur de faibles conjectures, d’autant qu’il peut être mortel ou véniel, il est nécessaire de spécifier, au moins en général, si c’est en chose de grande ou petite conséquence ; et même il sera bon quand le jugement sera en chose de conséquence et de péché mortel, de spécifier le péché duquel on aura fait le jugement téméraire, d’autant qu’il se revêt de la malice du péché qu’on attribue au prochain, lequel peut être de diverse espèce ou malice ; car on le peut juger témérairement adultère, incestueux, larron, sacrilège, vindicatif, etc. Ce qui se doit seulement entendre quand le jugement a été tout à fait arrêté, et ce sur de faibles fondements, ce qui arrive fort rarement aux bonnes âmes ; car s’il avait été à demi arrêté, et accompagné de doute de l’opposé, en sorte qu’on ne l’eût pas voulu assurer, il suffirait de dire avoir fait un jugement téméraire en chose de grande conséquence, sans toutefois l’avoir entièrement arrêté.

Que si ce jugement avait été arrêté sans témérité sur des conjectures assurées, il ne s’en faudrait pas confesser, n’y ayant pas de péché.

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