De l'humilité - Comment l'homme arrive au mépris de soi-même
Source: Google Books
L’homme devrait se considérer comme si vil à ses propres yeux, se regarder comme si abject, que dans sa propre estime il jugeât sa société onéreuse à tous, digne du mépris de tous. De la sorte il ferait de vrais progrès dans l’humilité, et il supporterait plus facilement les défauts de ceux au milieu desquels il vit.
Quand j’exerçais la justice, on me disait : “Eh quoi! vous n’avez pas d’ennui de demeurer avec de telles personnes? Nous ne comprenons pas comment vous pouvez les supporter.” Et je répondais: “Je ne comprends pas, moi, comment ces personnes me supportent et ne me chassent pas comme le diable.”
Il en est ainsi de tous ceux au milieu desquels nous avons à vivre; nous devrions nous estimer indignes de leur société et de leurs entretiens, à cause de notre bassesse et de notre misère. L’amour de soi-même est la source de tous les vices et de tous les maux, il est le ver rongeur de toutes les vertus; mais aussi la haine de soi est le principe et la base de ces mêmes vertus, elle est la ruine de tous les vices. L’homme devrait donc non-seulement se haïr, mais encore désirer être haï de tous.
Or voici comme on arrive à se haïr: Il faut s’examiner en tout temps avec soin, et s’appliquer à bien se connaître. De la sorte on se verra et l’on se connaîtra mauvais; on se jugera digne de haine, et l’on se haïra comme mauvais. Ensuite, comme cette connaissance de soi-même conduit à la connaissance de la vérité, on commencera alors à aimer la vérité non-seulement en soi, mais dans les autres. Cet amour nous fera désirer que les autres nous jugent selon la vérité, comme nous nous jugeons nous-mêmes; et comme alors nous nous jugerons, selon la vérité, dignes de haine, nous voudrons être haïs de tous, nous ne pourrons supporter de n’être pas condamnés par tous, parce que agir autrement serait faire une injure à la vérité, que nous aimons.
Par là on mortifie le désir des louanges dont on était possédé; on éteint tout autre désir désordonné et vicieux; on ruine l’orgueil, la colère, l’envie et tous les autres vices; on acquiert le mépris de soi-même, toute vertu et tout bien. Par là vous sentez s’enraciner en vous la prudence, la force, la tempérance, la justice, toutes les vertus, et surtout la triple patience qui nous conduit au repos de l’âme.
La première patience est celle qui fait supporter l’adversité sans murmure.
La seconde appartient au don de force, et fait supporter l’adversité de bon cœur.
La troisième est la béatitude exprimée en ces mots: Bienheureux les pacifiques. Elle fait tout supporter avec joie.
Voici maintenant l’ordre à observer dans la haine : Il faut haïr l’habitude des vices, et aimer ce qui constitue notre nature; puis garder entre ces deux choses une mesure telle, que pour conserver la nature on ne se jette pas dans le vice, et pour exterminer le vice on ne détruise pas la nature.