Article deuxième
De l’observance de la pauvreté et du renoncement à la propriété
(1) La Règle elle-même contient expressément que les Frères ne doivent avoir rien en propre, ni maison, ni lieu, ni aucune autre chose. Notre prédécesseur Grégoire IX a déclaré, et d’autres avec lui, que cela se doit garder tant par les particuliers que par la communauté. Un détachement si complet n’a pas manqué d’attirer, de la part de quelques hommes astucieux et insensés, des critiques envenimées; mais pour que l’éclat de la perfection des Frères n’ait pas à souffrir des discours de pareils ignorants, nous déclarons que cette renonciation à toute espèce de propriété, soit privée, soit commune, embrassée pour l’amour de Dieu, est méritoire et sainte. Jésus-Christ lui-même qui nous a montré le chemin de la perfection a enseigné par ses paroles et confirmé par son exemple cette entière pauvreté.
C’est ainsi que les premiers fondateurs de l’Église militante, dans leur désir de mener la vie parfaite, puisèrent à la source même cette pauvreté, pour la transmettre par le canal de leurs enseignements et de leur conduite, à ceux qui la professent maintenant.
(2) Et qu’on n’oppose pas comme contraire à ce que nous avançons, que Jésus-Christ, ainsi qu’on le lit en certain endroit, posséda de l’argent en bourse; car Notre-Seigneur, dont les oeuvres sont parfaites, a pratiqué la perfection de telle sorte, qu’en condescendant parfois aux imperfections des faibles, il exaltait les voies de la perfection, sans condamner pour cela les sentiers des imparfaits.
C’est ainsi qu’il s’est conformé aux faibles dans la possession d’une bourse; c’est ainsi que, dans plusieurs autres choses dont fait mention le récit évangélique, daignant s’approprier les infirmités de la nature humaine, il a condescendu à ses faiblesses, non-seulement dans sa chair, mais encore dans son esprit.
Parfait en toutes ses oeuvres, il a pris la nature de l’homme de façon que, s’abaissant en ce qui est de nous, il a conservé toute sa sublimité en ce qui est de lui. Si, poussé par son immense charité, il veut bien se plier à certains actes accommodés à notre imperfection, c’est toujours sans s’écarter en rien du droit sentier de la souveraine perfection. Jésus-Christ, en un mot, a pratiqué et enseigné les oeuvres de la perfection; il a fait aussi des oeuvres appartenant à notre infirmité, dans sa fuite, par exemple, et dans la bourse qu’il posséda; mais étant la perfection même, il a fait parfaitement les unes et les autres. Il voulait que les parfaits et les imparfaits vissent également en lui la voie du salut, puisqu’il était venu sauver les uns et les autres, puisqu’il à voulu mourir pour tous.
Cette entière renonciation à toute propriété est licite et méritoire
(3) Que personne, à ce propos, ne tombe dans une autre erreur, en disant que renoncer de la sorte pour Dieu à toute propriété, c’est se rendre, en quelque façon, homicide de soi-même, ou tenter Dieu en exposant son existence.
Tout en s’abandonnant, en effet, à la divine Providence, pour les besoins de la vie, ces Religieux ne méprisent point pour cela les ressources de la prévoyance humaine; ils ne s’interdisent pas de se pouvoir sustenter à l’aide des dons spontanés qui leur sont faits, des aumônes humblement recueillies en mendiant, ou de ce qu’ils peuvent se procurer par leur travail, triple moyen de subsistance expressément prévu par la Règle.
Or, si d’après la promesse du Sauveur, la Foi de l’Eglise ne doit jamais faillir, les bonnes oeuvres conséquemment ne disparaîtront pas non plus, et dès lors tout motif de défiance ne semble-t-il pas être ôté aux pauvres de Jésus-Christ.
Et quand toutes ces ressources (ce qui n’est aucunement présumable), viendraient à manquer, les Frères ne sont pas plus exceptés que les autres, dans le cas d’extrême nécessité, de la ressource concédée de droit naturel à tous ceux qui sont réduits à ce besoin extrème, s’ils ne peuvent procurer autrement le soutien de leur existence. La nécessité extrême est dispensée de toute loi.
(4) Cette renonciation à toute espèce de propriété ne doit paraître aux yeux de personne entrainer la renonciation à l’usage des choses de la vie.
Dans les choses temporelles, en effet, il y a à considérer le principal, la propriété, la possession, l’usufruit, le droit d’user et le simple usage de fait. Or la vie de tout mortel, qui se pourrait passer des premières de ces choses, a besoin nécessairement de la dernière. Il ne saurait y avoir de profession qui pût exclure l’usage des éléments de la sustentation indispensable.
Mais il a été convenable qu’une profession vouée spontanément à suivre, dans une semblable pauvreté, le Sauveur Jésus, pauvre, renonçât à tout domaine, et se contentàt de l’usage indispensable des choses qui lui sont accordées. En la voyant renoncer ainsi à la propriété de tout usage et au domaine de tout objet, on ne peut néanmoins la convaincre d’avoir abdiqué jusqu’au simple usage de toute chose. Cet usage, en un mot, ne doit point s’appeler de droit, mais de fait, c’est-à-dire qu’il confère uniquemment à celui qui use le bénéfice du fait, et nullement celui du droit.
Bien plus, l’usage modéré des choses nécesssaires tant au soutien de leur vie qu’à l’accomplissement des devoirs de leur état (nous exceptons ce qui est dit plus loin de l’argent), est, d’après la Règle et en toute vérité, concédé aux Frères, Ils peuvent user de toutes ces choses licitement, tant que celui qui fait cette concession ne l’a pas révoquée, et selon la teneur des présentes instructions.
(5) Nous ne voyons pas d’opposition à ce que nous venons de dire dans les dispositions humaines de la loi civile relatives aux choses temporelles, quand il est dit que l’usage ou l’usufruit ne peut demeurer perpétuellement séparé du domaine. La loi civile, en effet, dans cet arrêté, n’a eu en vue que l’utilité temporelle, voulant éviter que la propriété ne devint inutile aux propriétaires, si la jouissance en était toujours séparée.
Mais la conservation du domaine de ses biens avec l’abandon de la jouissance en faveur des pauvres, n’est pas infructueuse pour le propriétaire auquel elle ménage des mérites pour l’éternité, tout en profitant à la profession des pauvres. Elle lui est même, ce nous semble, d’autant plus utile, qu’il échange ainsi des biens temporels contre des biens éternels.
(6) Assurément le saint confesseur de Jésus-Christ n’a pas eu l’intention, dans l’institution de sa Règle, de renoncer à l’usage indispensable de toute espèce de choses; il y a même inséré le contraire, et l’a pratiqué dans sa vie. Lui-même a usé des choses temporelles, selon ses besoins, et témoigne en plusieurs endroits de sa Règle qu’un tel usage est permis aux Frères. Il dit, en effet, dans la Règle, que les clercs s’acquitteront de l’Office divin dès qu’ils pourront avoir des bréviaires, donnant par là à entendre que les Frères auraient l’usage de leurs bréviaires et des livres propres à l’Office divin. Dans un autre chapitre, il dit : Que les Ministres et les Cusiodes pourvoient avec sollicitude, par l’entremise d’amis spirituels, aux besoins des malades, au vétement des autres Frères, en tenant comple des lieux, des temps et des climats froids, selon que la nécessité leur paraîtra le demander.
Ailleurs encore, exhortant les Frères à éviter l’oisiveté, en se livrant à un travail convenable, il dit qu’en récompense de leur travail, ils recoivent pour eux et leurs Frères les choses nécessaires à la vie du corps.
Un autre chapitre contient que les Frères doivent aller avec confiance recueillir les aumônes. On lit enfin dans la même Règle, que dans les prédications que font les Frères, leur langage doit étre pesé et châtié, propre à l’utilité, à l’édification du peuple : qu’ils doivent parler des vices et des vertus, du châtiment et de la gloire.
Or, il est certain que tout cela présuppose la science; mais la science demande l’étude, et on ne peut se livrer convenablement à l’étude sans l’usage des livres. Toutes ces considérations montrent assez clairement que la Règle accorde aux Frères l’usage de ce qui leur est nécessaire pour la nourriture, le vêtement, le culte divin et l’étude de la sagesse.
Il est donc constant, après ce que nous venons de dire, pour quiconque a un jugement sain, que cette Règle, dans le renoncement qu’elle professe, est non-seulement observable, possible et licite, mais méritoire et parfaite; d’autant plus méritoire, que, comme il à été remarqué, elle tient ceux qui l’embrassent plus éloignés, pour l’amour de Dieu, de toutes les choses de la terre.