Article 2
De la pauvreté que les Frères doivent garder, et du renoncement à toute sorte de propriété
Comme il est expressément porté dans la Règle, chap. 6, que les Frères n’aient rien en propre, ni maison, ni lieu, ni aucune autre chose ; ce qui doit être observé tant en particulier qu’en commun, ainsi que Grégoire IX et quelques autres de nos prédécesseurs l’ont déclaré ; et comme il s’est trouvé des gens dépourvus de raison, qui ont entrepris de décrier et d’empoisonner par leurs artifices et par leurs calomnies un renoncement si parfait. Pour empêcher que la haute perfection des Frères ne soit obscurcie et altérée par les mauvais discours de ces gens-là.
Nous déclarons que le renoncement à toute sorte de propriété, tant en particulier qu’en commun, fait pour l’amour de Dieu, est méritoire et saint, que Jésus-Christ l’a enseigné par ses discours et autorisé par son exemple, lorsqu’il a montré le chemin de la perfection : que les premiers fondateurs de l’Église du Christ militant l’ont puisé dans cette source sacrée, et qu’ensuite ils l’ont fait couler dans toute sa pureté, par leur vie et par leur doctrine, comme par autant de canaux, jusqu’à ceux qui veulent mener une vie parfaite.
Qu’on ne s’imagine pas que cela soit contraire à ce qui est dit quelque part, que Jésus-Christ a eu de l’argent : car quoique les oeuvres de Jésus-Christ soient parfaites, néanmoins il a pratiqué la perfection dans toute sa conduite, de telle sorte qu’il n’a pas dédaigné quelquefois de condescendre aux imperfections des faibles ; relevant d’un côté la voie des parfaits, et de l’autre ne condamnant pas celle des imparfaits.
Ainsi, il a représenté les faibles en sa personne lorsqu’il a porté de l’argent ; et il s’est encore assujetti à quelques autres faiblesses de l’humanité, comme l’Évangile le témoigne, pour s’accommoder à eux, non seulement selon la chair, mais encore selon l’esprit.
Car, en prenant la nature humaine, il a su si bien allier toutes choses que, sans rien perdre de la grandeur qui lui appartient, et sans cesser d’être parfait en toutes ses actions, il s’est abaissé et anéanti dans tout ce qu’il a emprunté de nous ; et qu’en s’abaissant par un excès de charité jusqu’à agir d’une manière proportionnée à notre faiblesse, il ne s’est point du tout écarté des règles de la plus haute perfection.
Enfin, Jésus-Christ a pratiqué et enseigné la perfection ; il a fait aussi des choses qui sentaient l’imperfection et la faiblesse : comme il paraît en ce qui regarde l’argent et lorsqu’il a pris la fuite ; mais il a fait tout cela d’une manière parfaite et en demeurant toujours parfait, pour montrer en même temps aux parfaits et aux imparfaits qu’il était la voie du salut, lui qui était venu pour sauver les uns et les autres, et qui enfin a bien voulu mourir pour eux tous.
Là-dessus, que personne ne vienne dire mal à propos que ceux qui renoncent ainsi, pour l’amour de Dieu, à toute sorte de propriété, se mettent en danger de mourir, qu’ils sont homicides d’eux-mêmes et qu’ils tentent Dieu. Car les Frères Mineurs s’abandonnent tellement à la divine Providence pour tous les besoins de la vie, qu’ils ne rejettent pas les moyens que suggère la prudence humaine ; puisqu’au contraire ils subsistent ou de ce qu’on leur donne gratuitement, ou de ce qu’ils demandent avec humilité par aumône, ou de ce qu’ils gagnent par leur travail : trois moyens pour vivre qui sont expressément prescrits dans la Règle.
Que si la foi de l’Église, selon la promesse du Sauveur, ne doit jamais manquer, on ne cessera jamais de faire de bonnes œuvres ; et c’est assez pour ôter aux pauvres de Jésus-Christ tout sujet de crainte et de défiance. Après tout, si tous ces secours venaient à leur manquer, ce qu’on ne doit nullement penser, en ce cas il serait permis aux Frères Mineurs, comme à toute autre personne, de pourvoir à leurs besoins par les voies dont tout le monde peut se servir de droit divin dans le cas d’une extrême nécessité, puisqu’une telle nécessité n’a point de loi.
Mais il ne faut pas conclure de ce que les Frères renoncent à toute sorte de propriété qu’ils renoncent en même temps à l’usage des choses. Car on doit distinguer dans les biens temporels le fonds, la propriété, la possession, l’usufruit, le droit d’usage et le simple usage de fait. Or, comme cet usage est absolument nécessaire à la vie, quoiqu’on puisse se passer de tout le reste, il est certain qu’il ne peut y avoir parmi les hommes aucune condition qui y renonce. Mais il était bien raisonnable que, dans un état où l’on s’est engagé volontairement à imiter l’extrême pauvreté de Jésus-Christ, on se dépouillât de toute propriété, se contentant de l’usage nécessaire des choses qu’on recevrait.
Néanmoins, en renonçant ainsi à toute sorte de propriété, et même au domaine des choses dont on a l’usage, ce n’est pas une conséquence qu’on renonce à ce simple usage ; parce que, comme il est seulement de fait et non pas de droit, il ne donne aucun droit sur la chose dont on se sert, il ne laisse que l’utilité qu’on en retire. Au contraire, il est permis aux Frères Mineurs par leur Règle, ainsi qu’il est très juste et très équitable, de se servir modérément des choses dont ils ont besoin pour subsister et pour s’acquitter des obligations de leur état, excepté ce qu’ils doivent observer à l’égard de l’argent, comme nous le dirons plus bas ; et ils peuvent avoir l’usage de ces choses tant que celui qui les leur a données le trouve bon, conformément à ce qui est marqué dans la suite de ce présent écrit.
Il est vrai que la jurisprudence a ordonné que, dans les biens temporels, l’usage ou l’usufruit ne pourrait être séparé pour toujours de la propriété ; mais ce règlement ne détruit point ce que nous venons de dire, parce qu’il n’a été fait qu’en faveur de l’intérêt des propriétaires, qui ne tireraient aucun avantage des biens dont ils sont les maîtres s’ils n’en avaient jamais l’usage. Or, on ne peut pas dire que la propriété des choses dont on laisse l’usage aux pauvres soit inutile au propriétaire, puisqu’elle donne une espèce de droit à la vie éternelle, et qu’elle convient à la condition des pauvres évangéliques : et ce qui doit lui en faire mieux connaître l’utilité, c’est qu’elle lui assure les biens éternels en échange des biens temporels.
Au reste, il est certain que le bienheureux confesseur de Jésus-Christ, saint François, n’a pas prétendu en composant sa Règle renoncer à l’usage nécessaire de quelque chose que ce puisse être : bien loin de cela, il a enseigné et pratiqué le contraire pendant sa vie, puisqu’il s’est servi lui-même des choses temporelles selon ses besoins, et qu’il marque en plusieurs endroits de sa Règle qu’un tel usage est permis aux Frères Mineurs.
Car il dit premièrement, que les Clercs fassent l’Office divin dès qu’ils pourront avoir des Bréviaires : par où il montre évidemment qu’ils doivent avoir l’usage d’un Bréviaire et des autres livres propres à faire l’Office divin. Il ordonne dans un autre chapitre, que les Ministres et les Custodes aient grand soin de pourvoir, par le moyen des amis spirituels, aux besoins des malades et au vêtement des autres Frères, ainsi qu’ils le jugeront nécessaire par rapport aux lieux, aux temps et aux pays froids. Lorsqu’il exhorte les Frères à s’occuper d’un travail honnête pour fuir l’oisiveté, il ajoute, quant à la récompense de leur travail, qu’ils reçoivent pour eux et pour leurs Frères ce qui est nécessaire à la vie. Il dit dans un autre endroit que les Frères aillent avec confiance demander l’aumône ; et il les avertit ailleurs de ne rien dire dans leurs prédications qui ne soit dans la pureté de la doctrine et selon les règles de la prudence, qui soit propre à instruire et à édifier le peuple, lui proposant les vices et les vertus, la peine et la gloire.
Or, il est constant que cela suppose de la science : on ne peut acquérir la science que par l’étude, et il n’est pas possible de bien étudier sans avoir des livres à son usage ; il est donc évident, par tous ces endroits de la Règle, que les Frères peuvent avoir l’usage de ce qui est nécessaire pour leur nourriture, pour leurs habits, pour le service divin et pour l’étude des choses saintes. Or, il n’y a personne de bon sens qui ne comprenne, après tout ce que nous avons dit, que non seulement il est possible et qu’il est permis d’observer ladite Règle avec une désappropriation parfaite ; mais encore que c’est un état parfait et méritoire, et d’autant plus méritoire que ceux qui en font profession s’éloignent davantage des choses temporelles pour l’amour de Dieu, comme nous l’avons déjà marqué.